Sans faire de bruit, un projet adressé par le premier président de la Cour de cassation à la ministre de la Justice pourrait porter une atteinte sans précédent à l’accès au droit des justiciables. Il ambitionne de supprimer le droit qu’a chacun de former un pourvoi en cassation contre une décision de justice qu’il estime illégale au profit d’un système de sélection des pourvois sur la base de critères extrêmement restrictifs. Au lieu des quelque 20 000 affaires qu’elle examine chaque année, la Cour de cassation n’en traiterait plus qu’un petit nombre, celles présentant un intérêt pour le développement du droit ou l’unification de la jurisprudence, ou celles dans lesquelles serait constatée une atteinte grave à un droit fondamental.

Suivant une vision particulièrement élitiste de la justice, le premier critère élimine toutes les affaires qui n’ont pas d’intérêt pour le droit ! Ne serait-ce qu’en droit du travail, le litige sur l’ubérisation ou sur les algorithmes passerait le filtre mais tous ceux portant sur de vulgaires problèmes de licenciements, de congés payés, de primes, d’heures supplémentaires, de travail dissimulé, de ruptures conventionnelles, d’intéressement, etc. ne mériteraient plus l’attention du juge de cassation. Le second critère ne vaut guère mieux. Il exclut la quasi-totalité du code du travail, dont seule une infime partie intéresse les droits fondamentaux (harcèlement, discrimination). A suivre une récente décision, les discriminations fondées sur l’âge pourraient même ne plus franchir les portes de la Cour de cassation puisqu’il vient d’être décidé qu’elles n’intéressent pas les libertés fondamentales au sens de la Constitution !

Inutile de dire que les litiges du travail seraient fortement touchés. Prenons deux exemples d’affaires jugées en mars 2018. La première concerne un pharmacien en difficultés économiques condamné en appel à 50 000 euros pour le licenciement sans cause réelle et sérieuse d’une vendeuse ; la seconde touche un conducteur routier auquel la cour d’appel refuse le paiement de ses heures supplémentaires sur plusieurs années. Dans ces deux affaires, la Cour de cassation censure les arrêts d’appel !

Dans le système proposé par le premier président, le pharmacien aurait dû débourser les 50 000 euros sans aucune possibilité de recours et le salarié aurait été privé de ses heures supplémentaires. Ces affaires n’auraient pas passé le filtre car, d’une part elles ne présentent pas d’intérêt pour le développement du droit ou l’unification de la jurisprudence (un banal problème de licenciement ou d’heures supplémentaires dira-t-on demain !) et d’autre part elles ne mettent pas en jeu un droit fondamental. Le justiciable, salarié ou petit patron, n’aura que ses yeux pour pleurer. Il soutiendra que son affaire est essentielle pour lui ; on lui répondra qu’elle ne présente pas d’intérêt pour le droit ! Il soutiendra que le code du travail a manifestement été méconnu par les juges d’appel ou, pour les petites sommes, par le conseil de prud’hommes ; on lui répondra qu’aucun droit fondamental n’est en cause. Et ce sans possibilité de recours !

Le projet est particulièrement préoccupant en matière sociale, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que le nombre d’affaires portées devant la chambre sociale de la Cour de cassation - autour de 8 000, c’est-à-dire plus d’un tiers du total des affaires - et le taux de cassation (1) - autour de 40 % - y sont particulièrement élevés. Ensuite, parce qu’en droit du travail, l’affaire ne serait jugée qu’une seule fois par des magistrats professionnels, les conseillers prud’homaux n’en étant pas !

Enfin, parce que ce projet est totalement incompatible avec les réformes qu’a connues le droit du travail ces dernières années. Les récentes ordonnances Macron entendent protéger les patrons de petites entreprises ; ils seront, avec les salariés, les premières victimes de cette réforme, ce d’autant plus que les employeurs auront les plus grandes peines à faire valoir l’atteinte à un droit fondamental ! Ces mêmes ordonnances entendent promouvoir les accords collectifs ; la Cour de cassation va devoir, si la réforme voit le jour, laisser filer les violations des accords collectifs, a fortiori des accords d’entreprise dont Emmanuel Macron a voulu faire le cœur du droit du travail, car, d’une part il est rarissime qu’ils intéressent les droits fondamentaux, d’autre part ils ne présenteront presque jamais un intérêt en termes de développement du droit et d’unification de la jurisprudence.

Que cherche-t-on avec cette réforme ? Son ambition à peine voilée est de créer une Cour suprême à la française sur le modèle des Etats-Unis où seul un nombre infime d’affaires sont jugées par la Cour suprême. Parce que la France ne connaît pas le système du précédent qui, dans les pays de common law, garantit l’unité de la jurisprudence, la comparaison n’est pas viable !

Sous couvert de modernité, le projet pourrait faire renaître les ruptures d’égalité caractéristiques des Parlements d’Ancien Régime. Espérons donc, dans l’intérêt de tous, qu’il restera dans les tiroirs de la chancellerie !

(1) Il s’agit du pourcentage d’affaires pour lesquelles la Cour de cassation censure la décision qui lui est soumise.

Pascal Lokiec professeur de droit à Paris-I Panthéon-Sorbonne